- Acteurs : Joel Edgerton, Sean Harris, Ewen Leslie
Ne serait-ce que pour son atmosphère fuligineuse à la "Prisoners" et son caractère énigmatique à la "Enemy" – c’est dire à quel point "The Stranger" lorgne du côté de Denis Villeneuve –, ce polar méta mérite le détour. Explications…
The Stranger
De : Thomas M. Wright
Avec : Joel Edgerton, Sean Harris, Ewen Leslie
Genre : policier, thriller
Année : 2022
Pays : Australie
Henry, un inconnu, en rencontre un autre. Ce dernier l’entraîne dans les arcanes d’une organisation criminelle tentaculaire. L’occasion pour Henry de prétendre à une rédemption et à un nouveau départ, pour oublier un passé de violences et de tourments. Mais il convient parfois de se méfier des apparences…
Avec "Acute Misfortune" (2018), sorte de thriller psychologique narrant la relation complexe entre un artiste et son biographe – une œuvre injustement passée sous les radars et d’ailleurs non exploitée en France -, le réalisateur australien Thomas M. Wright avait déjà su révéler son caractère singulier, un peu fou. L’occasion en tout cas pour cet acteur notamment croisé dans la série "Top of the Lake" (Jane Campion, 2013) de s’imposer comme un metteur en scène à part entière. Avec "The Stranger", présenté en 2022 à Cannes dans la section Un Certain Regard avant d’être diffusé en fin d’année par Netflix, M. Wright confirme son extravagance et son sens du dérèglement. Évoluant entre le film de gangsters, le polar, ou encore le thriller, le long-métrage pioche ici et là pour livrer une substance plurielle, un peu inclassable. Le style de "The Stranger" explore un semblant de l’étoffe étrange d’un David Lynch ou plutôt d’un Denis Villeneuve – un pied dans quelque chose de mainstream, l’autre dans un dédale inextricable. Même si son scénario ne manque pas d’attrait, mieux vaut ainsi faire fi de sa surcouche narrative pour sonder ses formes et ses mouvements – mondes à part entière.
À première vue, Mark (Joel Edgerton) et Henry (Sean Harris), qui viennent de se rencontrer de manière aussi fortuite que préméditée, incarnent des bandits subalternes pris dans les maillons diaboliques d’une pègre nébuleuse. Mis à contribution pour les besoins d’étranges livraisons à travers les mornes plaines australiennes, leur duo ne cesse de multiplier d’abscons conciliabules avec des barons du crime. Les séquences analogues se multiplient mais quelque chose tourne délibérément à vide. C’est comme si le film de gangsters tentait désespérément de s’incarner lui-même, comme si tous ses protagonistes en présence – hommes de main, grands manitous… - répétaient un rôle qu’ils ne maîtrisent qu’à moitié. Une bizarrerie qui renvoie quelquefois aux instants les plus cryptiques de "Mulholland Drive" (Lynch, 2001). Et pour cause : "The Stranger" joue pleinement le jeu des faux semblants. Mark se révèle ainsi très vite être un policier sous couverture tentant de confondre son associé Henry, principal suspect dans une affaire de disparition d’enfant remontant à huit ans auparavant. Pour autant, le jeu de poupées gigognes ne s’arrête pas là, et le film se pose surtout en filigrane comme une profonde étude sur la composition d’un rôle, quand les corps doivent en eux-mêmes traduire la fiction et se heurter au réel. À la manière de "The Game" (David Fincher, 1997) voire même de "The Truman Show" (Peter Weir, 1998) ou de "Shutter Island" (Martin Scorsese, 2010), "The Stranger" s’apparente ainsi à une mise en abyme : un film dans le film – ici une mise en scène construite de toute pièce pour attraper un présumé coupable.
L’autre grand dispositif de ce deuxième long-métrage signé Thomas M. Wright repose sur sa mise en scène expressionniste, où le noir détermine tout. Dès son prélude, les protagonistes réduits au rang de silhouettes presque indiscernables en font l’expérience. De même que le spectateur, qui semble inviter à pénétrer les ténèbres pour mieux approcher le réel. Mention spéciale à ce titre pour la scène où l’un des policiers – celui passant pour un criminel exfiltré – traverse un long couloir obscur pour se diriger vers la lumière – cheminement entre mensonge et vérité. Ce balancement aussi symbolique entre Bien et Mal, "The Stranger" en fait le moteur de son intrigue jusqu’à l’abstraction. Tout finit par se confondre, et ce d’autant que l’écheveau redouble via les masques d’effroi et d’horreur, entre pantomimes et pulsions délibérées, portés à tour de rôle par Mark et Henry au gré du trouble-jeu. C’est dans la mise à distance alternée entre l’être que l’on incarne fondamentalement et la réalité feinte que l’on donne à voir que "The Stranger" s’avère le plus vertigineux, sans toutefois effleurer parfois le trop-plein à force de sur-complexifier. À ce jeu aussi bienveillant que machiavélique, les acteurs Joel Edgerton – dans la force en proie à l’angoisse – et Sean Harris – entre fausse faiblesse et furie débordante – esquissent un miroir inversé fascinant. En cela, "The Stranger" compte peut-être parmi les meilleurs films disponibles sur Netflix. Tout au moins sa matière parvient-elle à se détacher clairement et résolument des innombrables canevas usés et éculés présents partout sur la plateforme.
À l’instar du livre dont il est tiré, Sting : The Undercover Operation That Caught Daniel Morcombe’s Killer de Kate Kyriacou, "The Stranger" s’inspire de faits réels en lien avec l’affaire Daniel Morcombe. Le film est disponible sur Netflix.